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domination sur toute la région, puis traverse les montagnes, reparaît dans la Cinarca, parcourt tout le midi, règle de nombreuses affaires, revient à Corte, y fait reposer pendant quelques jours ses troupes et repart pour la conquête définitive de la Corse. Le é& avril 1419 il mettait le siège devant Bastia.

Cette fois le comte allait être récompensé de efforts. Les habitants de la ville venaient de se rendre  et la citadelle seule résistait encore, lorsque Abraham Fregoso résolut de ne pas se lasser chasser de l’île, sans faire une dernière résistance. Malgré ses embarras et la guerre civile, il affrète quatre vaisseaux, y embarque 7000 soldats magnifiquement habillés, armés, cuirassés, avec des arbalètes et de longues lances et les dépose devant Bastia, à la Renella. Lomellino se joint à lui et ils marchent ensemble au secours de Biguglia. Un escadron de cavalerie du comte d’Istria, venu au devant d’eux en reconnaissance, les rencontra au-dessous de Furiani, sur un emplacement étroit où il fut impossible aux cavaliers de se déployer. Ils durent se retirer en toute hâte, poursuivis par l’armée ligurienne. En approchant de Biguglia, les assaillants s’engagèrent dans le chemin étroit qui bordait le mur de la ville au nord, ce qui les obligea à défiler l’un après l’autre. À l’endroit où ce chemin débouchait sur un lieu plat, Vincentello se tenait aux aguets. Il avait divisé une partie de ses troupes en trois corps : l’une de quarante fantassins s’élance de front sur les Génois ; commandé par le notaire della Grossa, fort de soixante hommes, les attaque de flanc ; le troisième, un peu plus nombreux, appuyé par une partie des cavaliers, ferma le cercle d’investissement. Les Génois assaillis avec furie de tous côtés ne peuvent résister au choc : en peu de temps, soixante d’entre eux furent  couchés à terre, Abraham Fregoso fut blessé à mort et capturé. Lomellino et tous les autres combattants furent également faits prisonniers. Le vainqueur rendit la liberté aux mercenaires et aux Corses, en les obligeant à se racheter ;

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 Lomellino fut enfermé au château d'Orese, tandis que Fregoso, traité avec humanité, reçut tous les soins que nécessitait son état et par la suite fut transféré sous bonne garde à Corte.

Ce désastre fut suivi presque aussitôt de la reddition de la citadelle de Biguglia. Bastia même ouvrit ses portes au vainqueur qui resta le maître de la Corse. Il devait sans doute son triomphe aux embarras de ses adversaires (1), retenus sur le continent, mais surtout à ses qualités militaires, diplomatiques et à sa persévérance. Bonifacio et Calvi seules restaient aux mains des Génois, La fidélité de ces deux Villes s'expliquait par la politique générale que la République avait adoptée à leur égard, par les franchises (2) que leur avait concédées le suzerain et par les intérêts économiques. C'est avec la cité ligurienne que l'une et l’autre de ces deux villes avaient les relations commerciales les plus étroites ; c'est de là qu'elles tiraient leurs approvisionnements et c'est à elle que leurs habitants vendaient presque tous les produits de leur sol.

Or il était impossible que Vincentello pût s'en emparer avec ses seules forces. L'attaque devait se  faire par mer plus que par terre et il ne disposait que de trois ou quatre vaisseaux sans grande valeur militaire. Cependant tant que ses adversaires garderaient ces

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(I) En I4I6 Gênes avait été en guerre avec les Anglais qui lui reprochaient d'avoir mis au service du roi de France six compagnies d'arbalétriers, huit grands vaisseaux et huit galères ; ces navires avaient pris part à la bataille de Harfleur qui fut un triomphe pour la flotte anglaise, Pendant quatre ans le roi d'Angleterre, pour en punir la République, avait fait pourchasser ses vaisseaux marchands et lors de la signature de la paix, Gênes avait dû verser une indemnité de 150.000 francs. Cette guerre était à peine terminée qu'elle dut en soutenir une autre plus pénible et plus dangereuse contre le duc de Milan, allié de tous les exilés et du marquis de Montferrat. Le doge Thomas Fregoso avait dû mettre en gage sa propre fortune pour défendre sa patrie épuisée. C'est en vain qu'il avait fait appel au secours des  Florentins. Le territoire génois avait été envahi, il avait fallu en céder une partie aux ennemis alliés. Tous ces événements expliquent l'inaction génoise au sujet de la Corse.

(2) Cf. Vol. l et II du Bulletin de la Société des Sciences Historiques de la Corse.

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deux points de débarquement la conquête de l'île serait précaire. Le moment était donc venu pour que le roi d'Aragon intervînt personnellement, achevât lui-même l'expulsion des Génois et donnât à la Corse une organisation définitive. Les instances de Vincentello durent être pressantes ; elles avaient lieu à une époque où Alphonse était sans grande occupation sur terre et sur mer. II dut comprendre l'intérêt que présentait pour sa domination sa présence auprès du Vice-roi de l'Aragon et la haine des Génois aidant, il entendit pour la, première fois l'appel du Comte d'Istria,

II

Son arrivée en Corse commence une nouvelle période. Il partit de Barcelone, au mois de septembre 1420, avec une flotte de 13 gros vaisseaux, 3 trirèmes et plusieurs bâtiments de transport (1). Il visita ses possessions de Sardaigne et se dirigea sur Calvi. La place semble n'avoir fait aucune résistance. Dès le premier assaut elle capitula et reçut une garnison de soixante  hommes. C'est ici que son lieutenant accompagné par les évêques d'Aléria et de Mariana par les caporaux de la Terre des Communes et une foule de gens vint  trouver le prince et lui prêter serment de fidélité. Renuccio de Leca avec tous ses vassaux, puis les seigneurs du Cap imitèrent son exemple. Un mois plus tard Polo della Rocca, dont la famille avait été si fortement inféodée à la politique génoise, se présentait à son tour pour rendre hommage au roi. Sa défection lui était largement payée. Alphonse V l'armait chevalier, et lui donnait à titre de fief  tout le pays compris entre Cilaccia et Bonifacio, qui avait jadis appartenu à ses ancêtres et que lui-même avait conquis récemment à main armée. Polo devenait ainsi l'égal en dignité, sinon en fonctions, de Vincentello, son rival. Le roi par ce moyen espérait calmer la jalousie de ces deux hommes et cette soumission-

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(1) Cf. Annales de Banchero. p.20 et P. Cyrnée, p. 134. (Trad. Letteron).

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sion complétait le triomphe de l'Aragon. Jamais une telle unanimité n'avait accueilli l'étranger en Corse; on peut dire que l'île entière venait de se donner un nouveau maître. Mais une ville lui échappait encore, Bonifacio et c’est au Siège de cette place que le souverain allait consacrer toutes ses forces et celles de ses vassaux.

Bonifacio était une ville génoise, non corse. Presque tous ses habitants étaient des descendants de ces familles émigrées du territoire ligurien en 1190 et ils avaient toujours fait preuve d'une fidélité inébranlable envers la République (1). Celle-ci leur avait accordé un ensemble de privilèges qui en faisaient des citoyens presque indépendants. Ce libéralisme est sans doute la raison qui attachait si étroitement les Bonifaciens à leur métropole. Le chef de la ville ou Podestat était envoyé annuellement de Gênes et fournissait une caution en argent de 4.000 livres. Il n'entrait en charge, qu'après avoir solennellement juré de respecter toutes les libertés des citoyens ; les précautions les plus minutieuses avaient été prises du reste pour qu'il restât impartial et assurât un égal traitement à tous, défense lui était faite de se lier, même d'amitié, avec un habitant, on poussait l'ostracisme jusqu'à lui interdire d'accepter une simple invitation à  dîner. Ses fonctions essentielles étaient de rendre la justice et de veiller à la sécurité de la Commune: Tout citoyen avait le droit d'en appeler directement de ses sentences à la République elle-même. Dans son gouvernement, il était assisté par un conseil de quatre Anciens, élus au scrutin, et dont la charge durait trois mois. Ils interviennent dans l'administration

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(1) Une clause des Statuts de Bonifacio prévoyait que le nombre des familles envoyées de la rivière de Gênes dans cette ville viendrait à diminuer. Dans ce cas on remplacerait les familles disparues par de nou­velles venues de la Ligurie. Il était même interdit à plus de trente familles corses de résider à Bonifacio et encore devaient-elles être triées soigneusement par le podestat aidé de huit des principaux habitants, (Cf. Statuts de Bonifacio. Bulletin des Sciences Historiques de la Corse. Janvier-Février 1884).

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et détiennent avec le podestat le pouvoir exécutif. Le pouvoir législatif appartient à un conseil de cinquante membres, choisis par le podestat et les Anciens et convoqués par eux; leur mandat a  la même durée que celui du podestat et leurs décisions ont force de loi. Nul impôt ne peut être établi sans leur consentement.

À ces privilèges politiques s'ajoutent des concessions économiques, dont l'importance est énorme. Les Bonifaciens ont obtenu la liberté absolue de s'approvisionner et de vendre leurs denrées sur le territoire ligurien et celui des régions soumises à la République, sans payer aucune taxe maritime ou autre. Ils jouissent d'une exonération totale au sujet des redevances en grain, vin, huile, et produits alimentaires. Ils ont le droit de naviguer librement sur les côtes de Sardaigne, au temps où cette île était génoise, et d'y acheter toutes les marchandises pour lesquelles ils n'auront à payer aucune taxe quand ils iront les vendre à Gênes. Enfin ils peuvent commercer à leur gré avec toute la Corse et ils gardent le monopole commercial de la côte jusqu'aux îles Sanguinaires. Et pour compléter ce traitement de faveur ils ne sont astreints à aucune obligation militaire, ne se chargent même pas de l'entretien militaire des murs et des moyens de défense. On les considère en tout comme des citoyens génois. Liberté individuelle, politique, économique, garanties de toutes sortes contre l'arbitraire du podestat et de ses employés, ce sont là des raisons suffisantes pour expliquer la fidélité bonifacienne. Depuis 1195 jusqu'en 1394 la confirmation de tous ces privilèges n'a pas cessé d'être demandée et obtenue. La République s'était montrée libérale vis-à-vis d'une colonie qui était le point d'appui le plus solide de sa domination en Corse, de sorte que les habitants auraient perdu beaucoup plus que gagné à se donner au roi d'Aragon qui venait les assiéger en décembre 1420


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