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Aussi le siège fut-il long et difficile (1). Alphonse V reconnut de suite qu'il était impossible d'emporter la place d'assaut. Si la garnison ne comprenait que 250 hommes amenés chaque année par le podestat, la nature avait doté la ville de moyens de défense remarquables. Bâtie au sommet d'un rocher escarpé que la mer baigne au sud et qui plonge à pic vers le nord sur les eaux d'un golfe profond, étroit semblable à un fiord circulaire de 1500 mètres de développement, la  ville ne communiquait avec le port que par un sentier tortueux. On ne pouvait y pénétrer que par trois portes dont la principale à l'est, d'accès difficile, était défendue par des tours. Des murailles et de hauts bastions complétaient cette magnifique position naturelle qui avait permis aux Génois de résister pendant plus d'un siècle aux assauts répétés des Pisans.

Les Aragonais résolurent donc de recourir à l'investissement et de prendre la ville par la famine (2). Les habitants surpris par l'attaque n'avaient pas eu le temps de s'approvisionner et l'on savait que la faim les obligerait à négocier. Les assaillants pénétrèrent de vive force dans la baie, occupèrent les deux tours qui en signalaient l'entrée, s'emparèrent des bateaux qui s'y trouvaient, détruisirent sur les quais les provisions de blé et de vin et ancrèrent au pied des murailles quelques-uns de leurs plus gros vaisseaux (3), Ils choisirent ensuite au nord de la. Ville et à l'est deux emplacements (4) d’ou l'on dominait la citadelle, y établirent leur grosse artillerie de bombardes et jour et nuit lancèrent sur les maisons d'énormes pierres. Ils construisirent ensuite toutes sortes de machines de guerre, catapultes

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(1) Tout ce récit du siège est extrait des Annales de Banchero et du de Rebus de P. Cyrnée. Giovanni della Grossa, d'habitude si bien infor­me et si prolixe, qui y assista probablement parmi les gens de Vincen­tello, n'en dit que quelques mots.

(2) Cf. Annales de Banchero. Giovanni della Grossa. Pierre Cymée.

(3) Pierre Cyrnée indique le chiffre : 3. (P. 138, Trad. Lettcron).

(4) Campo romanello et Piano Cappella, disent Cyrnée et Banchero

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et scorpions pour  lancer des traits, balistes pour les pierres, tours pour les frondeurs. En même temps des Catalans postés dans les hunes des vaisseaux du port tiraient avec des mousquets sur les défenseurs des murailles, pendant que d'autres les saisissaient avec des harpons ou des crocs et les précipitaient au bas.

Cette attaque par terre et par mer, jointe à plusieurs assauts successifs eut tôt fait de pratiquer plusieurs brèches et de rendre la ville intenable. Les assiégés, malgré leur vaillance, en dépit des grosses pierres, de la  poix brûlante et de l'étoupe enflammée qu'ils jetaient sur le pont des navires aragonais, durent se réfugier dans un bois limitrophe de la ville. La disette de vivres et surtout d'eau qui est inévitable parfois dans ce pays calcaire, se fit bientôt sentir. La garnison fut réduite à  une telle extrémité que toute résistance allait devenir impossible. Le roi d'Aragon proposa l'accommodement suivant : les habitants lui remettraient vingt-sept otages (1) et informeraient le Sénat de Gênes de leur position désespérée ; s'ils ne recevaient aucun secours pendant tout le mois de décembre, ils capituleraient le 1er janvier.

Alphonse espérait sans doute que la situation obérée de la République ne lui permettrait pas de venir en aide aux Bonifaciens, et il voulait en finir au plus tôt avec eux. Dans le cas où les Génois tenteraient un effort désespéré et réussiraient à équiper une flotte de guerre, le prince avait fait tendre à l'entrée du golfe une chaîne de fer et des poutres reliées par de fortes cordes. En arrière il établit les cinq plus gros navires de son escadre dont la proue fut tournée vers la haute mer, les relia les uns aux autres et y disposa une sorte de pont pour permettre aux équipages de se prêter un mutuel secours ; les navires les plus petits formèrent une seconde ligne. L'entrée du port devenait donc

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~:."

(1) Ce chiffre est celui de Giovanni della Grossa, tandis que Pierre Cirnée donne celui de 32 et les Annales de Banchero 20.

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impraticable et le ravitaillement de la place cernée de tous côtés était aussi impossible par mer que par terre.

Cependant l'ambassade que les assiégés avaient envoyée à Gênes était arrivée sans encombre (1) ; elle avait signalé au Sénat l'imminence d'une capitulation qu'une intervention énergique seule pouvait empêcher. Par bonheur à ce moment les Génois venaient de signer la paix avec Milan et de vendre pour 120000 ducats d'or la ville de Livourne aux Florentins qui la convoitaient depuis longtemps. Ces deux événements permirent au doge d’équiper à la hâte sept vaisseaux (2) qu'il confia à son plus jeune frère Jean. Mais l'état de là mer et le vent contraire ne lui permirent de partir que très tard. Il parut sous les murs de Bonifacio le 25 décembre. Dans la nuit, les Génois réussirent à, faire passer quelque secours aux assiégés et les avertirent de se tenir prêts à couper les câbles qui barraient le passage. Le 2 décembre, vers trois heures du soir, grâce à un vent favorable qui venait de se lever, Fregoso dirigea hardiment vers l'entrée du golfe sa flotte disposée en ligne de file. La première des galères qui arriva à toute force de rames contre l'estacade de cordes et de poutres des Aragonais réussit à la briser. Elle ouvrit ainsi passage aux autres navires et la bataille navale s'engagea. En même temps les bombardes catalanes établies sur les collines criblaient de projectiles les assaillants et Alphonse à cheval, bravant les flèches, repoussait avec courage une sortie des habitants. Au milieu du combat tandis que toute l'attention des adversaires était retenue sur terre et sur mer, un nageur génois, célèbre pour son endurance, plongea sous l'eau et vint couper les cordes des ancres des plus gros des cinq navires qu'Alphonse V avait réunis comme une barrière pour défendre l'entrée. L'énorme masse se mit alors à dériver entraînant à sa suite les quatre autres vaisseaux

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(1) P. Cyrnée raconte le départ de cette ambassade d'une manière dramatique et assez invraisemblable. (Trad. Letteron, p. 165).

(2) Ce nombre est accepté par tous les chroniqueurs

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qui lui étaient solidement amarrés et qui laissèrent le chenal libre. Profitant de la confusion et de la stupeur que cet incident avait provoquées chez les Aragonais, les navires liguriens à la tombée de la nuit se glissèrent au fond du golfe et ravitaillèrent la ville.

Toutefois leur succès n'était qu'apparent. Ils s'étaient eux-mêmes enfermés dans une rade étroite que gardait maintenant la flotte catalane. La capitulation de Bonifacio, quoique retardée s'accomplirait inévitablement, livrant au roi les sept navires imprudents et trop hardis. Pour éviter un pareil désastre il fallait que Fregoso forçât une seconde fois le blocus, ce qui semb1ait impossible en présence d'une escadre beaucoup plus nombreuse et cette fois sur ses gardes. Les Génois eurent recours à la ruse. Ils entassèrent sur une vieille nacelle de la poix et se dirigèrent vers l'embouchure. Le roi d'Aragon avait rangé ses galères sur une double ligne à l'issue du golfe et il espérait que celles de ses ennemi passant entre les siennes seraient criblées de projectiles, puis assaillies et capturées ou coulées. Mais arrivés à la hauteur des Catalans, les Génois mirent le feu au bateau chargé de matières inflammables et ce  brûlot aux voiles enflammées fut poussé par le vent contre les navires assiégeants. L'ordre du combat fut rompu ; chaque capitaine s'empressa d'éloigner son vaisseau pour éviter l'incendie. Pour la seconde fois la f1otte génoise s'échappa et put revenir à Gênes sans dommage annoncer son  succès.

Ce brillant fait d'armes eut pour effet immédiat d'encourager les assiégés à la résistance. Quand le roi d'Aragon leur fit demander s'ils étaient prêts à capituler, il reçut une réponse formellement négative. La nécessité d’un nouveau siège et de nouveaux combats s'imposait. Il est certain que, malgré sa lassitude, Alphonse eut continué les opérations avec la certitude du triomphe, si un événement imprévu ne se fut produit quelque temps auparavant. Jeanne II, reine de Naples, sœur du défunt roi Ladislas, qui avait rempli du bruit de ses

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scandales l'Europe entière et que le pape Martin V venait d'excommunier pour sa cruauté et ses débauches, cherchait partout un allié qui la défendît à la fois contre son mari, Jacques de Bourbon, comte de la Marche et contre Louis d'Anjou héritier de la famille de ce nom. Ce prince faisant valoir les droits qu'il tenait de Jeanne 1ère, sa grand-mère adoptive, se préparait à conquérir le royaume napolitain. Il avait rassemblé dans le port de Gênes une flotte dont le commandement fut confié à Baptiste Fregoso, frère du doge et de ce Jean que son exploit à Bonifacio venait de rendre célèbre. Menacée par une coalition franco-génoise et abandonnée par la papauté, Jeanne II eut recours à l'ennemi de cette République ligurienne qui prenait en mains la cause des Angevins, en d'autres termes au roi d'Aragon qui semblait le plus puissant des alliés et le plus capable de lui être utile. Connaissant sa présence en Corse, elle lui fit proposer par des ambassadeurs de l'adopter comme son héritier et lui garantit en attendant le duché de Calabre (décembre 1420).

Alphonse V ne pouvait pas refuser. Une occasion inespérée s'offrait à lui de fonder définitivement un empire méditerranéen. Maître de la Sicile, de la Sardaigne, de la Corse et du royaume de Naples, il dominerait en Italie. Comment ses adversaires dans cette péninsule pourraient-ils lui résister ? Il lui serait d'abord facile de ruiner dans la mer Tyrrhénienne le commerce génois si dangereux pour Barcelone. Quant à Martin V avec lequel il s'était brouillé en 1416 (1) au sujet des bénéfices ecclésiastiques de l'Aragon et de la Sicile dont il lui disputait les revenus, il lui faudrait céder et reconnaître les prétentions de la monarchie aragonaise.

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(1) Ce conflit se rattache à la question de l'attribution des bénéfices par la papauté à des étrangers. Le roi voulait être le seul à  en disposer et il espérait que le pontife Martin V auquel il s'était rallié après son élection lui accorderait cette faveur. Le pape refusa, Alphonse couvrit aussitôt l'antipape Benoît XIII de sa protection, lui offrit un asile dans son royaume à  Peniscola et confisqua tous les revenus des bénéfices ecclésiastiques dont les étrangers avaient été pourvus


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