26

seigneuries, rivales les unes des autres, étaient trop nombreuses et la petite noblesse turbulente toujours prête à changer de maître, comme Vincentello l'avait appris, à ses dépens ; les barons orgueilleux prisaient par dessus tout l'équité ; ils avaient constamment reproché aux gouverneurs génois de favoriser certains d'entre eux au détriment des autres (1). Cette fois encore la partialité de Squarciafico, lieutenant des Fregosi dans la Terre des Communes, déchaîna la guerre civile : les évêques d’Aléria et de Mariana que Raphaël de Montalto avait favorisés, se plaignirent d'avoir été victimes de quelques injustices et se révoltèrent. Au même moment (1418), dans l'au delà des Monts, Polo della Rocca, plus ambitieux que son père François, l'adversaire de Vincentello, assaillit le seigneur d'Ornano et celui d’Attalà auquel il coupait la gorge (2), pendant que Renuccio de Leca, abandonnant le parti des Génois qu'il Considérait comme établis pour peu de temps dans l'île, cherchait à se créer une seigneurie indépendante. L'anarchie et la guerre civile qui agitaient la Corse entière allaient donc favoriser le débarquement et le succès du Vice-roi aragonais. Il était certain de trouver des partisans parmi les mécontents, tandis que les Génois n'avaient aucun secours à espérer de la République où la rivalité des Adorni et des Fregosi prenait chaque jour plus d'extension et condamnait la cité à l'impuissance.

L'arrivée de  Vincentello se produisait donc au moment le plus favorable. A peine l'apprit-on que Renuccio de Leca et quelques autres accoururent au devant de lui. On savait qu'il agissait au nom de l'Aragon et

________

(1) Squarciafico si fecie tanto amico con Pizino Lucitano che li altri caporali ne bavevano che mormorare e invidiare, massime quelli che erano amici di Rafaello di Montalto si teneano per aggravati……(Giovanni, p. 263).

(2) Ce trait de mœurs  qui, révèle la barbarie de l’époque n'est pas le seul. C’est à cette époque qu’un seigneur d Ornano également révolte ne faisait grâce à aucun prisonnier, criblant de coups de lance son « com­père » Galeotto et faisant décapiter le père et l'enfant coupables seule­ment d'avoir garde leur fidélité aux Génois. (Giovanni della Grossa, p. 268).

27

on espérait que cette monarchie se déciderait enfin à occuper la Corse, comme elle l'avait fait pour la Sardaigne. Dans ce but elle devait être prête à envoyer tous les renforts militaires utiles. En même temps les évêques d'Aléria et de Mariana vinrent solliciter les secours du Comte qui n'eut garde de refuser. Assuré de leur concours inespéré, il reprend donc possession de la Cinarca par Vico et le Niulo arrive à Corte, dont il fait bâtir la citadelle actuelle. Squarciafico, malgré ses supplications réitérées à Fregoso, n'en reçoit que soixante arbalétriers. Il marche contre l'envahisseur, mais se laisse surprendre pendant la nuit près de Tralonca, est mis en déroute, fait prisonnier et transporté sur les vaisseaux aragonais peu de temps après. L'annonce de cette victoire attire au Comte de nouveaux partisans. Les seigneurs du Cap eux-mêmes se déclarent ses alliés. Il se sent assez fort pour mettre le siège devant Biguglia au mois d'août 1418. Une rébellion éclate en Cinarca. Il abandonne la place, poursuit les révoltés, construit de  nouveaux châteaux, puis revient à Corte pour s'assurer de cette partie de l'île. C’est la période pendant laquelle il déploie la plus grande activité. Il passe sa vie cheval courant de l'en deçà à l'au delà, tenant tous ses alliés dans la soumission par sa présence continuelle (1), calmant la jalousie de celui-ci (2), apaisant l'envie de celui-là (3), suppléant à la faiblesse militaire (4) dans laquelle le laisse l’Aragon par sa persuasion et son activité.

Le chroniqueur Giovanni della Grossa, qui était alors

________

(1) Chronique de Giovanni della Grossa, p. 272 : Il conte stava sempre a cavallo quando da una e quando dall' altra parte di li monti, si bene la campagna era sua.

(2) Idem, p 271. Perchè il conte favoriva tanto a Judato da Casta, più di quel che favoriva il vescovo da Aléria, se ne disdegnò molto e non li era tanto amico come soleva.

(3) Idem, p. 273 : Quelli Cinarchesi, che erano homini che havevano sangue ali occhi, non potevano sopportare di vedersi privati gentilihomini dil Conte Vincentello.

(4) Idem : Non haveva ne forze bastante, ne aiuto.

28

au service du Comte (1) et connaissait à merveille la situation du guerrier, nous a donné clairement la raison des difficultés qu'il rencontrait dans sa tentative de conquête, alors que les embarras de Gênes auraient dû la faciliter. L'indécision d'Alphonse V à venir en Corse et le retard qu'il apportait à y mettre garnison enlevaient à son lieutenant toute possibilité d'obtenir un concours loyal de ses alliés (2). C'est en vain que la noblesse corse attendait son arrivée ; elle voulait bien le considérer comme son souverain, mais elle refusait d'obéir au Comte d'Istria. L'orgueil de ces seigneurs ne pouvait pas se plier jusqu'à prêter serment de vassalité à l'un d'entre eux. Le plus modeste possesseur de terre espérait le supplanter dans la vice-royauté de la Corse et obtenir les faveurs du roi (3). Il ne se croyait pas tenu à l'obéissance ou à l'observation de son serment.

Vincentello était donc obligé de réaliser des prodiges de diplomatie pour conserver ses alliances. Au début de 1419, il reçoit de mauvaises nouvelles. Fregoso, que les affaires de Gênes retiennent sur le continent, mais qui ne se résout pas à abandonner une terre dont il espère faire un fief de sa famille, vient d'y envoyer André Lomellino, comme lieutenant-gouverneur, avec un renfort de 400 soldats. Vincentello, qui ne peut résister à une troupe régulière de cette importance, se retire à Corte, d'où il surveille les événements. Lomellino rassemble les partisans des Fregosi et commence une tournée à travers la Terre des Communes pour y  percevoir

________

(1) Chroniche de Giovanni della Grossa, p. 277 : Quando il comte dopoi passò avanti in Corsica… il scrivano Giovanni della Grossa…entrò al servitio dil Comte Vincentello il anno mille e quatro cento dicci nove.

(2) Idem, p. 272 : Tante rivolte al paese e travagli del comte nascevano da che il Re mai si determinòdi bolere Cosica e venire o mandarlo a ricevero o ponere in essa il presidio che a novi Regni si suole.

(2) Idem, p. 273 : Quelli Cinarchesi procuravano esser signori, e per esserlo si aiutavano e como e donde potevano valersi e non li observavano al comte la obbedientia ne promessa di vassallaggio, quando alcuno di loro li prometteva.

29

l'argent des tailles dont il a besoin pour entrer en campagne. Il visite la Casinca, la région de Talcini, est rejoint par les seigneurs du Cap avec cinq cents hommes dans la piève d'Ampugnani et delà se dirige avec ses douze cents hommes sur Morosaglia. Un matin, sa petite armée grimpait la côte qui conduit à ce village et la sécurité (1) que lui donnait l'éloignement du Comte établi à Corte avait dispersé les soldats par groupes de vingt ou trente sans prendre les précautions d'usage. Or Vincentello avait fait espionner ses adversaires et s'était tenu au courant de leurs marches et contremarches. Quand il crut le moment opportun, il quitta rapidement et en secret sa résidence, n'emmenant avec lui que son lieutenant Renuccio de Leca et les combattants strictement nécessaires. Par une course rapide de nuit, en suivant la vallée du Golo, il vient se cacher près de Morosaglia. De bon matin il aperçoit ses ennemis qui s'acheminaient par groupes isolés avec les renforts du Cap Corse en arrière-garde. Il se précipite furieusement sur ceux-ci, les atteint au lieu dit « la Castalachia » et les disperse. Le seigneur de Brando s'enfuit ; ceux de Canari et da Mare résistent, mais après un, combat sanglant, ils sont obligés de se rendre. Les simples soldats furent remis en liberté ; les chefs et les officiers emmenés à Corte furent réunis aux otages exigés de la Casinca et envoyés au château d'Orese. C'est en vain que Lomellino au bruit du combat était revenu en toute hâte sur ses pas. Il arriva à Morosaglia lorsque tout était fini le Comte déjà en route pour Corte.

Cette défaite le rendit prudent. Il abandonna sa chevauchée vers le sud, où radai son dangereux adversaire, revint à Biguglia, fit une nouvelle levée de soldats et  par Bigorno se dirigea sur la Balagne où il espérait reconstituer une armée. Mais son ennemi ne le quitte

________

(1) Senza dubbio alcuno di ostaculo. Giovanni della Grossa, p. 274.

30

pas. Il part de Corte, se hâte par Caccia et Giusani, rejoint Lomellino à Speloncato et, malgré son infériorité numérique, se précipite sur les Génois. Le succès ne récompense pas son Courage : Il est repoussé, se retire à Corte et dans la crainte des représailles génoises, il fortifie le vieux faubourg, l'entoure de fossés et de palissades, en confie la défense à l'évêque d'Aléria, se rend dans le  Niolo avec l'évêque de Mariana, y mande Renuccio de Leca avec le contingent armé de la piève de Vico, qu'il gouverne, et dès lors il est prêt à repousser l'attaque de Lomellino.

Le succès de Speloncato avait attiré sous la bannière de la République un nombre de partisans assez considérable pour que le lieutenant de Frégoso se crut en mesure d'assiéger Corte. Mais la résistance de la garnison lui enlevant tout espoir d'emporter de vive force la  place que Vincentello pouvait d'un moment à l'autre secourir, il  eut l'idée de faire appel à Polo de la Rocca qui avait épousé l'inimitié de ses ancêtres pour la famille d'Istria il lui fit savoir par des délégués que l'occasion d'écraser son ennemi était propice et il excita, si bien sa haine que Polo, réunissant tous ses clients depuis Cilaccia jusqu'à Bonifacio, se dirigea sur Corte. La peur qu'inspirait le Vice-roi d'Aragon était telle que à Antisanti le sire de la Rocca n'osa pas aller plus foin et franchir le Tavignano. Il regagna sa résidence, condamnant à un échec le chef génois qui pour éviter d'être pris entre les troupes de Vincentello et les défenseurs de la place préféra lever le siège et revenir à Biguglia. Là il dut licencier les mercenaires continentaux dont le temps d'engagement était expiré et les laisser s'embarquer pour la Terre ferme.

Ce contretemps et cet échec réduisaient les Génois à  l’inaction en même temps qu'ils remplissaient d'espérance Vincentello dont l'activité ne se ralentit pas. On le voit parcourir la Balagne où il se conduit en maître, percevant les tailles, distribuant les terres et l'argent aux caporaux de  son parti. Il affermit ainsi sa


Pages Précédentes Pages 31 à  35 Sommaire